Bien qu’il soit de bon ton de la diaboliser, l’évasion fiscale représente un énorme marché, où les trois leaders – la Suisse, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis – se livrent une guerre commerciale sans pitié. Le marché des avoirs placés hors des frontières atteint 7300 milliards de dollars, selon Boston Consulting Group. La moitié ne serait pas déclarée. La Suisse détient la part du lion, avec 27% du marché. Elle est suivie de près par le Royaume-Uni et ses îles Anglo-Normandes, l’île de Man, et Dublin (24%), puis par New York, Miami, les Caraïbes et Panama (19%).

Si l’on regarde au-delà de l’écran de fumée érigé par la nouvelle morale anti-évasion, calquée sur Washington, on découvre les vrais enjeux économiques. Le monde entier s’est focalisé sur le secret bancaire suisse comme étant l’instrument maître de l’évasion fiscale depuis le 18 février, quand UBS a dû livrer 250 à 300 noms de clients à la justice américaine. En réalité, la moitié du marché offshore se concentre dans les trusts, véhicules sophistiqués des juridictions anglo-saxonnes, qui ne requièrent pas de lois de secret bancaire pour mettre les fortunes à l’abri du fisc. Une puissante industrie du trust, celle de la véritable opacité fiscale, accapare l’essentiel de cet argent gris.

Alors que le secret bancaire suisse dépend de la discrétion du banquier, le trust est l’œuvre d’experts pointus en «minimisation» fiscale. Toutes les places financières dignes de ce nom en proposent une version. Les îles de Jersey et Guernesey, qui dépendent de la couronne britannique, sont les juridictions phares des trusts. Mais on en trouve aussi au Delaware et aux Caraïbes, qui abritent l’argent évadé américain, et à Miami, qui règne sur une gigantesque industrie de l’argent gris latino-américain. Dans le Pacifique, Singapour est à la croisée entre les fortunes asiatiques et européennes. Même les juridictions de droit civil telles que le Luxembourg ont misé stratégiquement sur cette activité. La Suisse a suivi de près, en ratifiant la Convention de La Haye sur les trusts en 2007, et se profile comme acteur clé de l’ingénierie patrimoniale, ses juristes et fiscalistes ayant l’avantage de maîtriser les finesses de toutes les juridictions.

La longue tradition des trusts a vu émerger, en particulier, un véhicule unique en son genre, qui permet d’arriver à une situation très similaire au secret bancaire suisse: le trust discrétionnaire et irrévocable. Un individu qui a constitué un tel trust à l’étranger, puis s’est établi en Suisse, n’est nullement taxé, car il n’est plus considéré comme propriétaire de ses biens.

Quant au bénéficiaire du trust, qui est en principe imposable, son identité n’est pas exigée par la banque lors de l’ouverture du compte. En effet, le formulaire T, prévu en Suisse pour les vérifications anti-blanchiment pour ce type de structure, exige le nom du constituant du trust (qui n’est pas taxable), mais pas l’identité de l’ayant droit économique, encore inexistant du fait du caractère irrévocable du trust et de la discrétion conférée au trustee. «On arrive, en termes de confidentialité, à un résultat sensiblement proche du secret bancaire», répond David Wilson, avocat de l’étude Schellenberg Wittmer.

«Effectivement, le résultat est similaire au secret bancaire, car vous ne pouvez pas matériellement déterminer qui sont les bénéficiaires», confirme Charles Hermann, expert fiscal chez KPMG à Zurich. «Le formulaire T peut contenir, au nombre de ses bénéficiaires potentiels, une fondation charitable crédible», selon Didier de Montmollin, avocat et associé de l’étude Secretan Troyanov. «Le constituant et les bénéficiaires potentiels d’un tel trust se sentent relativement protégés face au fisc étranger», juge le spécialiste, qui précise que «bien entendu, en cas d’affaires pénales, pas plus le trust que le secret bancaire ne peuvent protéger le client».

Cela dit, Didier de Montmollin évoque un scénario dans lequel il doute que la Suisse puisse jouir d’une confidentialité aussi grande sans secret bancaire qu’avec: «Si la simple évasion fiscale était assimilée à la fraude, les informations susceptibles d’être transmises à l’étranger via l’entraide judiciaire ou administrative seraient très conséquentes, et ceci même en cas de trusts irrévocables et discrétionnaires, vu les exigences suisses en matière de règles «know your customer», dont le formulaire T n’est qu’une composante importante.» Luc Thévenoz est quant à lui formel. Pour le professeur de droit à l’Université de Genève, le formulaire T exige ni plus ni moins la mention de toutes les personnes qui ont un lien effectif avec le trust. Pour lui, pas question donc de cacher les bénéficiaires. «En raison de nos strictes lois anti-blanchiment, les banques suisses demandent, à mon avis, plus d’informations sur les bénéficiaires d’un trust que les banques anglo-saxonnes», souligne-t-il. «En Angleterre, les trusts sont un substitut au secret bancaire, mais pas en Suisse.» A l’en croire, si la Suisse accordait l’entraide internationale en matière de soustraction fiscale, les trusts ne permettraient donc pas d’y échapper.